GUYAL DE SFERE
Guyal de Sfere était né différent de ses semblables et très tôt il fut une source d’irritation pour son père. D’apparence normale, il y avait dans son esprit un vide qui exigeait d’être comblé. On eût dit qu’un sort avait été jeté sur sa naissance, une sorte de harcèlement sardonique, si bien que le moindre événement, même le plus trivial, devenait une cause d’émerveillement et de stupéfaction. Encore guère plus âgé que quatre saisons, il posait des questions impossibles :
— Pourquoi les carrés ont-ils plus de côtés que les triangles ?
— Comment y verrons-nous quand le soleil deviendra noir ?
— Est-ce que les fleurs poussent sous les océans ?
— Est-ce que les étoiles grésillent et chuintent quand il pleut la nuit ?
À quoi son père répondait avec impatience :
— Ainsi le veut le Pragmatique ; les carrés et les triangles doivent obéir à la règle.
— Nous serons forcés de trouver notre chemin à tâtons.
— Je n’ai jamais étudié la question ; seul le Conservateur le sait.
— En aucune façon, puisque les étoiles sont bien plus haut que la pluie, plus haut que les nuages les plus hauts, et planent dans un air raréfié où il n’y a jamais de pluie.
Et Guyal grandit avec ce vide dans son esprit, qui au lieu de se combler semblait frémir d’une faim toujours plus dévorante. Et il demandait :
— Pourquoi les gens meurent-ils quand on les tue ?
— Où va la beauté quand elle disparaît ?
— Depuis combien de temps les hommes vivent-ils sur la Terre ?
— Qu’y a-t-il au delà du ciel ?
À cela son père, réprimant des paroles acerbes, répondait :
— La mort est l’héritage de la vie, la vitalité d’un homme est comme l’air dans une vessie. Perce cette bulle et la vie s’en va, loin, loin, comme la couleur d’un rêve fugace.
— Parce que c’est un lustre que l’amour confère pour tromper l’œil. Par conséquent, on peut dire que c’est seulement quand l’esprit est sans amour que l’œil ne peut voir de beauté.
— Certains disent que les hommes ont surgi de la terre comme les vers d’un cadavre, d’autres assurent que les premiers hommes désiraient un foyer et ont créé la Terre par sorcellerie. La question est voilée de technicité ; seul le Conservateur pourrait répondre avec exactitude.
— Un vide infini.
Et Guyal réfléchissait et supputait, proposait et extrapolait, et finalement se trouva en butte à des moqueries furtives. Le bruit courut dans le domaine qu’un gleft, survenant alors que la mère de Guyal accouchait, avait volé une partie du cerveau de Guyal, causant une déficience qu’il cherchait à présent à pallier laborieusement.
Par conséquent, Guyal se tenait à l’écart et parcourait en solitaire les vertes collines de Sfere. Mais toujours son esprit était avide, toujours il cherchait à soutirer les connaissances de ceux de son entourage, jusqu’à ce qu’enfin son père, courroucé, refuse d’entendre de nouvelles questions, déclarant que tout le savoir avait été donné, que le futile et l’inutile avaient été écartés, laissant un reliquat qui suffisait amplement à un homme sain d’esprit.
À cette époque, Guyal était dans sa prime jeunesse, un garçon svelte mais agréablement charpenté aux grands yeux clairs, avec un penchant pour l’élégance austère, et un trouble caché qui se devinait au pli de sa bouche.
Entendant la déclaration coléreuse de son père, Guyal dit :
— Une seule question encore, et je n’en poserai plus.
— Parle, déclara le père. Je t’accorde une dernière question.
— Tu as souvent fait référence au Conservateur ; qui est-il, et où pourrais-je le trouver, pour assouvir ma soif de connaissances ?
Pendant un moment, le père examina son fils, qu’il croyait à présent proche de la folie. Puis il répondit calmement :
— Le Conservateur garde le Musée de l’Homme, que les antiques légendes situent dans le pays du Mur Tombant, au-delà des montagnes de Fer Aquila et au nord d’Ascolais. Il n’est pas certain que le Conservateur ou le Musée existent encore ; cependant, il semblerait que si le Conservateur connaît toutes choses, comme le veut la légende, il connaît les sortilèges pour tromper la mort.
— Je vais partir à la recherche du Conservateur et du Musée de l’Homme, afin de connaître moi aussi toutes choses, déclara Guyal.
— Je te ferai cadeau, dit patiemment son père, de mon beau cheval blanc, de mon Œuf Extensible pour t’abriter, de ma Dague Scintillante pour illuminer la nuit. De plus, je placerai une bénédiction sur la route, et le danger s’écartera de toi tant que tu ne t’écarteras pas de la piste.
Guyal réprima les cent nouvelles questions qui lui venaient aux lèvres, y compris celle de savoir où son père avait appris ces pratiques de sorcellerie, et accepta les présents : le cheval, l’abri magique, la dague au pommeau lumineux et la bénédiction pour le préserver des péripéties fâcheuses qui sont le fléau des voyageurs parcourant les pistes mal tracées d’Ascolais.
Il caparaçonna le cheval, aiguisa la dague, jeta un dernier regard au vieux manoir de Sfere, et partit vers le nord, avec dans son esprit un vide palpitant du besoin de savoir.
Il traversa la rivière Scaum à bord d’un vieux bac. Sur le bac, ayant ainsi quitté la piste, la bénédiction perdit son pouvoir, et le passeur, qui convoitait les riches vêtements du Guyal, tenta de l’assommer avec un gourdin. Le jeune homme para le coup et d’un coup de pied expédia l’homme dans les profondeurs vaseuses où il se noya.
Escaladant la berge nord de la Scaum, Guyal aperçut devant lui l’Arête de Porphiron, les sombres peupliers et les blanches colonnes de Kaiin, le vague scintillement de la baie de Sanreale.
Errant par les rues dépavées, il posa aux habitants un tel flot de questions que l’un d’eux, par jeu, le recommanda à un augure professionnel.
Cet individu habitait une cabane peinte des Signes de la Cabale Aumoklopelastinique. C’était un nègre maigre aux yeux rougis et à la barbe blanc sale.
— Quel est ton tarif ? demanda prudemment Guyal.
— Je réponds, dit l’augure, à trois questions. Pour vingt terces, je formule la réponse en langage clair et précis ; pour dix, j’emploie la langue du cant, qui à l’occasion permet l’ambiguïté ; pour cinq, j’énonce une parabole que tu peux interpréter à ta guise ; et pour une terce, je marmonne dans une langue inconnue.
— Tout d’abord, je dois te demander quelle est la profondeur de ton savoir ?
— Je sais tout, répliqua l’augure. Les secrets du rouge et les secrets du noir, les sortilèges perdus du Grand Motholan, les mœurs des poissons et le chant des oiseaux.
— Et où as-tu appris toutes ces choses ?
— Par induction, expliqua l’augure. Je me retire dans ma cabane, je m’enferme sans le moindre rai de lumière et, ainsi cloîtré, je résous les profonds problèmes du monde.
— Avec tout ce précieux savoir à ta disposition, hasarda Guyal, pourquoi vis-tu si chichement, sans une once de graisse sur ta charpente et avec de misérables loques sur le dos ?
L’augure se redressa, furieux.
— Va, va ton chemin ! Déjà j’ai gaspillé avec toi cinquante terces de sagesse, toi qui n’as pas un liard dans ta bourse. Si tu désires un savoir gratuit, va donc voir le Conservateur.
Sur quoi il éclata d’un rire chevrotant et s’enferma dans sa cabane.
Guyal prit un logement pour la nuit et, dans la matinée, il repartit vers le nord. Il laissa sur sa gauche le site ravagé de la Vieille Ville et la piste le conduisit à la forêt fabuleuse.
Pendant bien des jours, Guyal chevaucha vers le nord, et, méfiant du danger, il ne s’écarta point de la piste. La nuit il se réfugiait avec son cheval dans son abri magique, l’Œuf Extensible – une membrane impénétrable à la dent, à la griffe, à l’ensorcellement, à la pression, au bruit et au froid – et se reposait à l’aise malgré les tentatives des avides créatures des ténèbres.
Le grand globe terne du soleil plongea derrière lui ; les jours devinrent obscurs et les nuits aigres, et enfin les escarpements de Fer Aquila se profilèrent à l’horizon du nord.
La forêt était devenue moins haute et moins dense, et l’arbre caractéristique était le daobado, une masse circulaire de lourdes branches noueuses couleur de bronze roux, couvertes de touffes de feuillage sombre. Près d’un géant de cette essence, Guyal découvrit un village de huttes de terre. Une bande de lourdauds malappris surgit et l’entoura en le considérant avec curiosité. Guyal, non moins que les villageois, avait des questions à poser, mais aucun ne voulut répondre avant l’apparition de l’hetman, un homme trapu coiffé d’une toque de fourrure à longs poils, portant un manteau de fourrure brune et une barbe hirsute, si bien qu’il était difficile de dire ou finissait l’un et où commençait l’autre. Il émanait de lui une odeur rance qui écœura Guyal mais, par courtoisie, il dissimula son dégoût.
— Où vas-tu ? demanda l’hetman.
— Je désire franchir les montagnes pour aller au Musée de l’Homme, répondit Guyal. De quel côté la piste me conduit-elle ?
L’hetman indiqua une brèche dans le flanc de la montagne.
— Voilà la Trouée d’Omona, qui est le plus court et le meilleur chemin, mais il n’y a pas de piste. Nul n’y passe, puisqu’une fois franchie la Trouée, on avance en territoire inconnu. Et sans circulation, il n’est manifestement pas besoin de piste.
La nouvelle ne réjouit pas Guyal.
— Comment sait-on alors que la Trouée d’Omona est sur le chemin du Musée ?
L’hetman haussa les épaules.
— Telle est notre tradition.
Guyal tourna la tête en entendant un grognement rauque et vit un enclos d’osier tressé. Sur une litière d’ordure et de paille tassée se tenaient quelques hommes puissants mesurant entre deux mètres cinquante et deux mètres soixante-quinze. Ils étaient nus, ils avaient des cheveux jaunes embroussaillés et des yeux bleus larmoyants. Leur figure était cireuse et exprimait une stupidité crasse. Sous les yeux de Guyal, l’un d’eux s’approcha d’une auge et se mit à laper bruyamment un mélange grisâtre.
— Quelle espèce de chose est-ce là ? demanda Guyal.
L’hetman cligna des yeux, amusé par la naïveté du jeune homme.
— Ce sont nos oasts, naturellement (et il désigna d’un geste désapprobateur le cheval blanc de Guyal). Jamais je n’ai vu d’oast plus bizarre que celui que tu montes. Les nôtres nous portent plus facilement et semblent moins méchants ; de plus, aucune chair n’est aussi délicieuse que de l’oast bien braisé et mijoté.
S’approchant, il caressa le métal de la selle de Guyal et le caparaçon brodé rouge et jaune.
— Ton harnachement cependant, est riche et de magnifique qualité. Je vais donc te faire don de mon grand et puissant oast en échange de cette créature.
Guyal, poliment, se déclara satisfait de sa monture présente, et l’hetman haussa de nouveau les épaules.
Une trompe sonna. L’hetman se retourna, puis il regarda Guyal.
— Le souper est préparé. Veux-tu manger ?
Guyal jeta un coup d’œil à l’enclos des oasts.
— Je n’ai pas faim pour le moment et je dois me hâter. Mais je te remercie infiniment de ta bonté.
Il partit ; en passant sous l’arche du grand daobado, il se retourna vers le village. Une activité suspecte semblait régner parmi les huttes. Se rappelant la main convoiteuse de l’hetman sur sa selle, et conscient de ne plus suivre la piste protégée, Guyal pressa son cheval et partit au grand galop sous les arbres.
Comme il approchait des contreforts de la montagne, la forêt s’éclaircit et devint savane, couverte d’une herbe rude qui crissait sous les sabots du cheval. Guyal examina la plaine. Le soleil, vieux et rouge comme une grenade d’automne, plongeait au sud-ouest ; la lumière était diffuse et aqueuse, les montagnes avaient un aspect curieusement artificiel, comme un tableau créé pour donner un effet d’étrange désolation.
Guyal leva de nouveau les yeux vers le soleil. Encore une heure de lumière et ce serait la sombre nuit des derniers jours de la Terre. Guyal pivota sur sa selle, regarda derrière lui et se sentit seul, abandonné, vulnérable. Quatre oasts, portant des hommes sur leurs épaules, surgissaient au trot de la forêt. Apercevant Guyal, ils se mirent à courir lourdement. Pris de peur, Guyal lâcha la bride à son cheval blanc qui partit au grand galop à travers la plaine, vers la Trouée d’Omona. Derrière lui couraient les oasts, portant les villageois enveloppés de fourrures.
Alors que le soleil touchait l’horizon, une autre forêt apparut comme une ligne noire indistincte. Guyal se retourna vers ses poursuivants, qui bondissaient à présent à près d’une demi-lieue derrière lui, et tourna de nouveau son regard vers la forêt. Un bien mauvais lieu à traverser de nuit…
Le sombre feuillage se dressait au-dessus de lui ; il passa sous les premières branches noueuses. Si les oasts étaient incapables de flairer une piste, sans doute pourrait-il leur échapper. Il changea de direction plusieurs fois, puis arrêta son cheval et tendit l’oreille. Dans le lointain il perçut des craquements dans les fourrés. Guyal mit pied à terre et conduisit son cheval dans un creux profond où une rangée de gros buissons formait un écran. Au bout d’un moment, les quatre hommes et leurs immenses oasts passèrent dans le crépuscule au-dessus de lui, doubles formes noires qui exprimaient la mauvaise humeur et la déception.
Le bruit des pas s’éloigna et mourut.
Le cheval s’agita nerveusement ; le feuillage chuchota.
Un vent humide souffla dans le ravin et glaça la nuque de Guyal. L’obscurité s’élevait de la vieille Terre.
Guyal frissonna ; mieux valait s’éloigner à travers la forêt, loin des sombres villageois et de leurs montures stupides. Loin…
Il fit escalader à son cheval la hauteur où les quatre étaient passés et écouta. Au loin, il perçut dans le vent un appel rauque. Prenant la direction opposée, il laissa sa monture choisir son chemin.
Branches et brindilles tissaient des motifs sur le violet fané au-dessus de lui ; l’air sentait la mousse et les feuilles pourrissantes. Le cheval s’arrêta net. Guyal, tous ses muscles crispés, se pencha un peu sur sa selle, tendit le cou, l’oreille. Il y avait une sensation de danger contre sa joue. L’air était calme, anormal ; il ne voyait pas à dix pieds dans le noir. Quelque part, tout près, rôdait la mort… la mort grinçante, rugissante, qui se précipiterait brusquement…
Couvert de sueur froide, il se força à mettre pied à terre. Raide, il glissa de la selle, prit l’Œuf Extensible et le jeta autour du cheval et de lui-même. Guyal osa enfin respirer. Il était en sécurité.
Une faible lumière rouge filtrait entre les branches, du côté de l’est. L’haleine de Guyal forma de la vapeur quand il sortit de l’Œuf. Après une poignée de fruits secs pour lui et un sac d’avoine pour le cheval, il monta en selle et partit vers les montagnes.
Après avoir traversé la forêt, Guyal gravit un terrain en pente. Il contempla la chaîne de montagnes. Baignés de soleil rose, les sommets gris, vert sauge, vert foncé, s’alignaient très loin vers l’ouest en direction de la Melantine, et tout là-bas à l’est dans le pays du Mur Tombant. Où était la Trouée d’Omona ?
Guyal de Sfere chercha en vain la passe qui avait été visible du village des assassins vêtus de peaux de bêtes.
Fronçant le sourcil, il leva les yeux vers les crêtes. Erodées par les pluies d’une vie de la Terre, les pentes étaient douces et les pics se dressaient comme des chicots pourris. Guyal poussa son cheval et gravit la pente sans piste au cœur des montagnes de Fer Aquila.
Guyal de Sfere était perdu dans une terre de vent et d’arêtes dénudées. Comme la nuit tombait, il se tassa sur sa selle, engourdi, laissant son cheval le mener où il voulait. Quelque part, l’ancien chemin passant par la Trouée d’Omona conduisait à la toundra du nord, mais pour le moment, sous les nuages froids, le nord, l’est, le sud et l’ouest étaient semblables sous le ciel couleur de lavande. Guyal tira sur la bride et, se haussant sur ses étriers, il fouilla des yeux le paysage. Les sommets s’élevaient, immenses, silencieux, lointains ; seules quelques touffes d’herbes sèches parsemaient le sol aride. Il se laissa retomber sur sa selle et le cheval blanc repartit.
Tête basse dans le vent, Guyal chevauchait, et les montagnes se penchaient dans le crépuscule comme le squelette d’un dieu fossile.
Le cheval s’arrêta, et Guyal s’aperçut qu’il se trouvait au bord d’une large vallée. Le vent était tombé ; la vallée semblait paisible. Guyal se pencha. À ses pieds s’étendait une ville obscure et sans vie. Des lambeaux de brume planaient dans les rues et les derniers feux du couchant tombaient sur les toits d’ardoise.
Le cheval s’ébroua et gratta le sol rocailleux.
— Etrange ville, dit Guyal à haute voix, sans lumières, sans bruit, sans odeur de fumée… Sûrement une ruine abandonnée des temps anciens…
Il hésita à descendre dans les rues. Parfois les vieilles ruines étaient hantées par de singulières distillations, mais un tel vestige pouvait être relié à la toundra par une piste. Réfléchissant ainsi, il engagea son cheval dans la descente.
Il pénétra dans la ville, et les sabots ferrés sonnèrent haut et clair sur les pavés ronds. Les bâtiments étaient de pierre et de bois, assemblés avec un mortier sombre, et paraissaient anormalement bien conservés. Quelques linteaux s’étaient affaissés, quelques murs présentaient des brèches, mais dans l’ensemble les maisons de pierre avaient bien résisté à l’usure du temps… Guyal sentit une odeur de fumée. Des gens vivaient donc encore là ? Il se conseilla la prudence.
Devant un bâtiment qui ressemblait à une hostellerie, des fleurs s’épanouissaient dans une vasque. Guyal arrêta son cheval et se dit que les fleurs étaient rarement prisées par des gens aux intentions mauvaises et d’humeur hostile.
— Holà ! appela-t-il.
Aucune tête n’apparut aux portes, aucune lueur orangée n’éclaira une fenêtre. Guyal repartit lentement.
La rue s’élargit et tourna en direction d’un vaste bâtiment, où Guyal aperçut de la lumière. La façade était haute, percée de quatre grandes fenêtres, possédant chacune deux volets de filigrane de bronze patiné et un balcon. Une balustrade de marbre entourait une terrasse blanche et, derrière, le portail de bois massif de la maison était entrouvert ; de là filtrait le rayon de lumière et aussi une musique douce.
Guyal de Sfere fit halte. Il descendit de cheval et s’inclina devant une jeune femme songeuse, assise le long de la balustrade. Bien qu’il fît très froid, elle ne portait qu’une simple robe couleur jonquille. Des cheveux topaze tombaient sur ses épaules et donnaient à son visage une expression grave et songeuse.
Comme Guyal se redressait, la jeune femme inclina la tête avec un léger sourire, en jouant distraitement avec une mèche tombée sur sa joue.
— Une aigre nuit pour les voyageurs.
— Une aigre nuit pour rêver aux étoiles, répondit Guyal.
Elle sourit à nouveau.
— Je n’ai pas froid. Je suis là et je songe… j’écoute la musique.
— Quel est ce lieu ? demanda Guyal, regardant la rue d’un côté et d’autre, puis la fille. N’y a-t-il personne d’autre que toi ?
— C’est Carchesel, répondit-elle, abandonnée par tous il y a dix mille ans. Seuls, mon vieil oncle et moi y vivons, trouvant en ce lieu un refuge contre les Saponides de la toundra.
Cette femme, se dit Guyal, pourrait bien être une sorcière.
— Tu as froid et tu es las, reprit la fille, et je te laisse debout dans la rue. Viens, notre hospitalité t’est offerte.
Elle se leva.
— Je l’accepte de grand cœur, assura Guyal, mais d’abord je dois mettre mon cheval à l’écurie.
— Il sera très à l’aise dans la maison là-bas. Nous n’avons pas d’écurie.
Guyal, suivant des yeux la direction qu’elle indiquait, vit un long bâtiment bas, en pierre, dont la porte était ouverte sur des ténèbres.
Il y conduisit sa monture, lui ôta la bride et le dessella ; puis, du seuil, il écouta la musique qui l’avait intrigué : un air léger, étrange et très ancien.
— Bizarre, murmura-t-il en caressant les naseaux de son cheval. L’oncle joue de la musique, la fille rêve seule aux étoiles de la nuit… Je suis peut-être trop méfiant. Si elle est sorcière, elle n’a rien à tirer de moi. Si, comme elle le dit, ce sont de simples réfugiés et des amateurs de musique, ils apprécieront sans doute les airs d’Ascolais ; cela les paiera, peut-être, de leur hospitalité.
Il fouilla dans sa sacoche, prit sa flûte et la glissa dans son pourpoint.
Puis il courut rejoindre la fille qui l’attendait.
— Tu ne m’as pas dit ton nom, lui dit-elle. Il faut que je puisse te présenter à mon oncle.
— Je suis Guyal de Sfere, près de la rivière de Scaum en Ascolais. Et toi ?
Elle sourit, tout en poussant la porte. Une chaude lumière jaune inonda la rue pavée.
— Je n’ai pas de nom. Je n’en ai pas besoin. Il n’y a jamais eu ici d’autres personnes que mon oncle, aussi quand il parle il n’y a que moi pour répondre.
Guyal la dévisagea avec stupéfaction, puis jugeant sa surprise trop apparente pour être polie, il maîtrisa son expression. Peut-être, se dit-il, le soupçonnait-elle de sorcellerie et craignait de prononcer son nom de peur qu’il ne lui jette un sort.
Ils entrèrent dans un vestibule dallé, et la musique devint plus forte.
— Je t’appellerai Ameth, si tu le permets, dit Guyal. C’est une fleur du sud, aussi dorée et bonne et parfumée que tu le parais.
— Je te le permets, répondit-elle.
Elle le conduisit dans une salle aux murs ornés de tapisseries, vaste et chaude. Un grand feu ronflait dans la cheminée, derrière une table chargée de mets. Sur un banc le musicien était assis, un vieillard malpropre, loqueteux. Ses cheveux blancs emmêlés pendaient dans son dos ; sa barbe, en aussi piteux état, était sale et jaunâtre. Il portait une longue tunique dépenaillée, et le cuir de ses sandales était fendu. Curieusement, il n’ôta pas la flûte de sa bouche mais continua de jouer et Guyal remarqua que la fille en jaune semblait osciller au rythme de la musique.
— Oncle Ludowik, dit-elle joyeusement, je t’amène un invité, le seigneur Guyal de Sfere.
Guyal considéra la figure de l’homme et s’étonna. Les yeux, rendus chassieux par l’âge, étaient gris et brillants, fébrilement brillants et intelligents et aussi, nota Guyal, animés d’une étrange joie. Cette joie le surprit plus encore car les rides du visage n’indiquaient que de longues années de souffrance.
— Tu joues peut-être ? lui demanda Ameth. Mon oncle est un grand musicien, et c’est l’heure de sa musique. Il a conservé l’habitude depuis de longues années…
Elle tourna la tête et sourit à Ludowik. Guyal s’inclina poliment. Ameth lui désigna la table abondante.
— Mange, Guyal, et je te servirai du vin. Ensuite, peut-être nous joueras-tu de la flûte.
— Avec plaisir, promit Guyal.
Il remarqua que sur les traits de Ludowik la joie devenait plus apparente, frémissait au coin des lèvres.
Il mangea, et Ameth lui versa un vin doré jusqu’à ce que la tête lui tourne. Et jamais un instant Ludowik ne cessa de jouer de la flûte… tantôt une tendre mélodie d’eau vive, tantôt un air grave évoquant l’océan perdu de l’ouest, ou encore une simple chanson comme chanterait un enfant en s’amusant. Guyal observa avec étonnement qu’Ameth pliait son humeur à la musique, devenait grave ou gaie selon les airs. Bizarre, songea-t-il. Mais aussi, des gens isolés devaient prendre à la longue de singulières manies, et ceux-là semblaient en outre très bons.
Il acheva son repas et se leva, en se retenant à la table. Ludowik jouait un air entraînant, une mélodie d’oiseaux de verre tournant et se balançant au bout d’un fil rouge dans le soleil. Ameth s’approcha de lui en dansant et vint tout près, très près, et il sentit le chaud parfum de ses cheveux dénoués. Son expression était heureuse, joyeuse… Guyal trouva bizarre que Ludowik les observe si intensément, sans un mot pourtant. Peut-être se méprenait-il sur les intentions d’un inconnu. Tout de même…
— Maintenant, souffla Ameth, tu joueras de la flûte ; tu es si fort et jeune…
Voyant Guyal ouvrir des yeux ronds, elle reprit vivement :
— Je veux dire que tu joueras de la flûte pour le vieil oncle Ludowik, il sera heureux et ira se coucher… et puis nous pourrons rester près du feu et causer jusque tard dans la nuit.
— Avec grand plaisir je jouerai de la flûte, répondit Guyal en maudissant sa langue, à la fois si bien pendue et si engourdie. Je me ferai une joie d’en jouer. Dans mon domaine de Sfere, on m’accorde du talent.
Il jeta un coup d’œil à Ludowik et s’étonna encore de l’expression de joie folle qu’il surprenait. Qu’un homme puisse autant aimer la musique, c’était admirable.
— Alors… joue, souffla Ameth en le poussant un peu vers Ludowik.
— Peut-être ferais-je mieux d’attendre que ton oncle s’interrompe ? Il me paraît discourtois…
— Non, dès que tu indiqueras que tu désires jouer, il s’arrêtera. Tu n’as qu’à prendre la flûte. Il est un peu sourd, vois-tu.
— Très bien, mais j’ai ma propre flûte, répondit Guyal en la tirant de sous son pourpoint. Mais… Mais qu’y a-t-il ?
Car un changement surprenant s’était produit, chez la jeune fille et chez le vieillard. Une brève lueur avait passé dans les yeux d’Ameth, et dans ceux de Ludowik étrange joie avait disparu, faisant place à une morne résignation, à une espèce de désespoir. Guyal, perplexe, recula un peu.
— Vous ne désirez plus que je joue ?
Un silence. Puis Ameth redevint jeune et charmante.
— Mais si naturellement. Seulement je suis sûre qu’oncle Ludowik aimerait t’entendre jouer de sa flûte. Il est accoutumé au son… d’autres accents pourraient le dérouter…
Ludowik hocha la tête, et l’espoir brilla de nouveau dans les yeux larmoyants. C’était effectivement une fort belle flûte qu’il avait, en métal blanc guilloché et incrusté d’or. Guyal vit que Ludowik serrait cette flûte comme s’il avait décidé de ne jamais la lâcher.
— Prends la flûte, insista Ameth. Il n’en sera pas du tout fâché.
Cette fois Ludowik fit un signe, comme pour indiquer qu’il n’avait nulle objection. Mais Guyal, notant avec dégoût la longue barbe malpropre, secoua la tête.
— Je puis jouer sur n’importe quel ton, tirer n’importe quels accents de ma flûte. Il est inutile que je me serve de celle de ton oncle et l’en prive. Ecoute, dit-il en portant l’instrument à ses lèvres. Voici une chanson de Kaiin, appelée « L’opale, la perle et le paon ».
Il se mit à jouer, fort habilement certes, et Ludowik l’accompagna, emplissant les silences, improvisant des accords. Ameth, oubliant son irritation, écoutait les yeux mi-clos et remuait les bras en cadence.
— As-tu aimé cela ? demanda Guyal quand il eut fini.
— Beaucoup. Peut-être pourrais-tu essayer sur la flûte d’oncle Ludowik ? C’est une excellente flûte, très douce et légère à la bouche.
— Non, répliqua Guyal avec une obstination soudaine. Je ne puis jouer que de mon propre instrument.
Il se remit à souffler, cette fois une danse de fête, un air de carnaval joyeux. Ludowik, jouant avec un art surnaturel, y ajouta en improvisant des phrases pétillantes, et Ameth, emportée par le rythme, inventa une danse, un pas folâtre suivant la cadence.
Ensuite Guyal joua une entraînante tarentelle paysanne, et Ameth dansa plus vite, plus follement, leva les bras, pirouetta, balança la tête avec grâce. La flûte de Ludowik jouait un brillant obbligato, tissant de légers fils d’argent autour de la mélodie de Guyal, des accords enjoués et charmants.
Les yeux de Ludowik étaient maintenant rivés sur la silhouette tourbillonnante de la danseuse. Soudain, il se lança dans un thème à lui, un air du plus fol abandon, au rythme frénétique ; et Guyal, emporté par la puissance de la musique, souffla comme jamais il n’avait soufflé, inventa des trilles et des arpèges, des allégrettos aigus, rapides et clairs.
Ce n’était rien à côté de la musique de Ludowik. Il avait le regard fixe, la sueur ruisselait de son front parcheminé ; sa flûte déchirait l’air en lambeaux d’extase.
Ameth dansait comme une folle ; elle n’était plus belle, elle paraissait grotesque, bizarre. La musique devint insoutenable. La vue de Guyal se brouilla, il vit dans une brume rose et grise Ameth s’évanouir, se convulser, la bave aux lèvres ; et Ludowik, le regard fulgurant, se dressa en chancelant, boitilla jusqu’à elle et entama un air terrible et intense, de lentes mesures de la plus solennelle et de la plus effrayante des significations.
Ludowik jouait la mort.
Guyal de Sfere tourna les talons et s’enfuit de la salle, les yeux fous. Ludowik ne remarqua rien, il continua de jouer sa terrible musique, dont chaque note semblait plonger comme une lame dans les épaules de la fille convulsée.
Guyal courut dans la nuit, et l’air froid le mordit. Il se rua dans la petite maison ; le cheval blanc hennit doucement. Vite, la selle, la bride, la galopade dans les rues de l’antique Carchasel, devant les fenêtres béantes, tonnant sur les pavés ronds, loin de la musique de mort.
Guyal de Sfere galopa au flanc de la montagne avec les étoiles devant lui, et ce fut seulement une fois sur la crête qu’il se retourna pour regarder derrière lui.
L’aube naissante frémissait sur la vallée pierreuse. Où était Carchasel ? Il n’y avait pas de ville… rien qu’un amoncellement de ruines…
Ah ! Un son lointain ?…
Non. Tout n’était que silence.
Et pourtant…
Non. Rien que des pierres écroulées au fond de la vallée.
Guyal, le regard fixe, se retourna et repartit, le long de la piste qui serpentait devant lui vers le nord.
Les parois bordant la piste étaient abruptes, d’un granit teinté d’écarlate et noirci par les lichens, taché de moisissures bleues. Le bruit régulier des sabots se répercutaient en lugubres échos hypnotiques et, après sa nuit blanche, Guyal se laissait bercer par le pas du cheval. Ses paupières s’alourdissaient, mais devant lui la piste s’allongeait vers des lointains inconnus et le vide dans son esprit le poussait impitoyablement.
La lassitude devint telle que Guyal glissa à demi de la selle. S’éveillant en sursaut, il se secoua, bien résolu à se reposer après la prochaine boucle de la piste.
Au-dessus de lui les rochers se rejoignaient presque et cachaient le ciel où le soleil avait dépassé le zénith. La piste contourna un éperon rocheux ; au-delà brillait un coin de ciel indigo. Encore un tournant, se dit Guyal. Le défilé s’ouvrit, les montagnes étaient derrière lui, et il contemplait à présent cinquante lieues de steppe. C’était une terre marbrée de couleurs subtiles, aux ombres délicates qui allaient se fondre dans la brume de l’horizon. Il aperçut une éminence solitaire couverte d’arbres sombres, le scintillement d’un lac. De l’autre côté, on distinguait à peine une masse de ruines gris-blanc. Le Musée de l’Homme ?… Après un moment d’hésitation, Guyal mit pied à terre et chercha le sommeil à l’intérieur de l’Œuf Extensible.
Le soleil plongea dans une triste et somptueuse majesté derrière les sommets ; le crépuscule tomba sur la toundra. Guyal se réveilla et alla se rafraîchir au ruisseau voisin. Donnant de l’avoine à son cheval, il mangea des fruits secs et du pain ; puis il sauta en selle et reprit la piste. La plaine s’étendait vers le nord, immense et désolée ; derrière lui se dressaient les montagnes noires ; une brise froide lui soufflait au visage. L’obscurité s’approfondit. La plaine disparut comme une terre engloutie. Hésitant devant les ténèbres, Guyal arrêta son cheval. Mieux vaudrait, pensa-t-il, voyager au matin. S’il perdait la piste dans le noir, qui pouvait dire ce qu’il risquait de rencontrer ?
Un son lugubre. Guyal se redressa et leva la tête vers le ciel. Un soupir ? Un gémissement ? Un sanglot ?… Un autre bruit, plus près, un bruit d’étoffe, le froissement d’un ample vêtement. Guyal frémit. Flottant lentement dans l’obscurité, une silhouette vêtue de blanc approchait. Sous le capuchon, brillant d’une lumière surnaturelle, un visage aux traits tirés, aux yeux comme des orbites vides d’une tête de mort…
L’apparition soupira tristement et s’évanouit dans le ciel… Il n’y eut plus aux oreilles de Guyal que le souffle du vent.
Il réprima un frisson et s’affaissa contre le pommeau. Ses épaules lui semblaient exposées, nues. Il glissa au sol et installa autour de lui-même et du cheval l’abri de l’Œuf. Etendant sa paillasse il s’allongea ; bientôt, alors qu’il contemplait les ténèbres, le sommeil vint et ainsi passa la nuit.
Il s’éveilla avant le jour et repartit une fois encore. La piste était un ruban de sable blanc entre des fougères grises et les lieues défilèrent rapidement.
La piste menait vers l’éminence boisée que Guyal avait vue la veille ; il croyait maintenant apercevoir des toits à travers le feuillage dense et de la fumée dans l’air vif. Bientôt s’étendirent à droite et à gauche des champs cultivés, du nard indien, des pâturages, des vergers de pommes à hydromel. Guyal poursuivit sa route, l’œil aux aguets.
D’un côté apparut une clôture de pierre et de bois noir, la pierre gravée et taillée à la ressemblance de quatre globes surmontant un pilier central, les balustres de bois sculptés en torsades. Derrière cette barrière, Guyal vit une terre nue, labourée, grêlée, carbonisée, retournée, comme si elle avait souffert à la fois du feu et du martèlement de quelque monstrueux marteau. Surpris, s’interrogeant, il se perdit dans cette contemplation et, ainsi, ne prit pas garde aux trois hommes qui s’approchaient sans bruit derrière lui.
Le cheval broncha nerveusement ; Guyal, se retournant, vit le trio. Les hommes lui barraient la route, et l’un d’eux avait saisi la bride du cheval.
Ils étaient grands, bien charpentés, vêtus de costumes serrés en cuir sombre brodé de noir. Leur coiffure était d’une lourde étoffe rouge foncé, pliée et froncée de manière précise, avec des oreillettes de cuir dressées de chaque côté de l’horizontale. Leur figure était longue, leur teint clair couleur d’ivoire doré, leur mine solennelle ; ils avaient des yeux d’or et des cheveux d’un noir de jais. Ce n’était manifestement pas des sauvages ; leurs gestes étaient mesurés, ils dévisageaient Guyal avec intelligence, leur tenue révélait la discipline d’une ancienne culture.
Leur chef s’avança. Son expression n’évoquait ni la menace ni la bienvenue.
— Salut à toi, étranger ; où donc te rends-tu ?
— Salut, répondit Guyal avec prudence. Je vais où me conduit mon étoile… Vous êtes les Saponides ?
— C’est notre race, et tu as devant toi notre ville de Saponce, répondit l’autre en examinant le jeune homme avec une franche curiosité. Par la couleur de ton costume, je devine que tu vis dans le sud.
— Je suis Guyal de Sfere, au bord de la rivière Scaum en Ascolais.
— La route est longue, observa le Saponide. Des terreurs assaillent le voyageur. Ton dessein doit être des plus intenses et ton étoile doit t’attirer puissamment.
— Je viens, dit Guyal, en pèlerinage pour la paix de mon esprit ; la route semble courte quand elle conduit vers ce but.
Le Saponide acquiesça poliment.
— Tu as donc franchi les Fer Aquilas ?
— Certes ; par le vent glacé et la roche désolée, répondit Guyal en se retournant vers les puissants sommets. Hier seulement, à la tombée de la nuit, j’ai quitté la brèche. Et puis un fantôme a plané dans le ciel, au point que j’ai cru que la tombe me réclamait.
Il s’interrompit, surpris ; ses paroles semblaient avoir provoqué une puissante émotion chez les Saponides. Leur figure s’allongea, leur bouche se crispa et blêmit. Le chef, perdant un peu de son détachement courtois, contempla le ciel avec une appréhension mal dissimulée.
— Un fantôme… En longue robe blanche, donc, et planant très haut ?
— Oui. Est-ce une apparition familière dans la région ?
— Dans un sens, répondit le Saponide après un bref silence. C’est un signe de malheur… Mais j’interromps ton récit.
— Il y a peu à raconter. Je me suis abrité pour la nuit, et ce matin je suis descendu dans la plaine.
— N’as-tu pas été agressé d’autre manière ? Par Koolbaw le Serpent Qui Marche, qui hante les pentes comme le destin ?
— Je n’ai vu ni serpent qui marche ni lézard qui rampe ; de plus, une bénédiction protège ma piste et je ne risque aucun péril tant que je ne m’en écarte pas.
— Intéressant, intéressant.
— Permets, dit Guyal, que je t’interroge à mon tour, car il y a bien des choses que je voudrais apprendre. Quel est ce fantôme, et quels malheurs commémore-t-il ?
— Ce que tu demandes dépasse mes certitudes, répondit avec circonspection le Saponide. De ce fantôme mieux vaut ne point parler de crainte que notre attention renforce sa malignité.
— À ton aise. Peut-être pourrais-tu m’indiquer…
Guyal se mordit la langue. Avant de s’enquérir du Musée de l’Homme, il serait plus sage de savoir de quelle manière le considéraient les Saponides, de crainte que, apprenant son intérêt, ils ne cherchent à le renseigner faussement.
— Oui ? demanda le Saponide. Que désires-tu savoir ?
Guyal indiqua la terre calcinée au-delà de la clôture de pierre et de bois.
— Que signifie cette dévastation ?
Le Saponide regarda l’étendue avec une expression détachée et haussa vaguement les épaules.
— C’est un des lieux anciens ; c’est tout ce que l’on sait. La mort y rôde, et aucune créature ne peut s’y aventurer sans succomber à une magie fort pernicieuse qui cause blessures et infection. C’est là que sont envoyés ceux que nous tuons… Mais viens. Tu désires sûrement te reposer et te restaurer à Saponce. Viens, nous te guiderons.
Il s’engagea sur la piste en direction de la ville, et Guyal, ne trouvant ni formule ni raison pour refuser, pressa son cheval.
Comme ils approchaient de la colline boisée, la piste s’élargit et devint une route. Sur la droite le lac était proche, bordé de roseaux violets. Il y avait des quais et une jetée de bois, et des bateaux se balançaient au rythme de l’eau. Ils étaient en forme de faucille, la proue et la poupe se recourbant très haut, au-dessus de la surface.
Ils grimpèrent dans la ville où les maisons étaient de bois, leurs couleurs allant du châtain doré au noir. L’architecture était complexe et ornée, les façades s’élevaient vers des pignons en encorbellement. Pilastres, trumeaux et soubassements étaient sculptés de rubans, de vrilles, de feuilles, de lézards. Les volets des fenêtres s’ornaient aussi de motifs de feuillage, de têtes d’animaux, d’étoiles dans la riche texture du bois patiné. Il était évident que beaucoup d’imagination s’était donné libre cours dans ces sculptures.
Ils remontèrent la rue en pente, dans l’ombre des arbres, passèrent devant des maisons à demi cachées par le feuillage, et les habitants de Saponce sortirent pour regarder curieusement. Leurs gestes étaient mesurés, ils parlaient à voix basse, et leurs vêtements étaient d’une élégance que Guyal ne s’était pas attendu à trouver dans la steppe du nord.
Son guide fit halte et se retourna.
— Veux-tu avoir l’obligeance d’attendre que je fasse mon rapport au Voyevode, afin qu’il prépare une réception convenable ?
La requête était formulée d’une manière franche, et les yeux semblaient innocents. Mais Guyal crut percevoir de l’ambiguïté dans le choix des mots. Cependant, comme les sabots de son cheval étaient plantés au milieu de la rue, et comme il ne tenait pas à quitter la route, Guyal accepta poliment. Le Saponide disparut, laissant le jeune homme contempler la ville plaisamment juchée au-dessus de la plaine.
Un groupe de jeunes filles s’approcha pour considérer Guyal avec curiosité. Il leur rendit la pareille, et découvrit alors un manque déroutant dans leur physionomie, une sorte de désaccord qu’il ne pouvait identifier. Elles portaient de gracieux vêtements de laine tissée, rayée et teinte de diverses couleurs ; elles étaient souples et sveltes et ne paraissaient pas manquer de coquetterie. Et pourtant…
Le Saponide revint.
— Maintenant, seigneur Guyal, pouvons-nous poursuivre ?
Guyal, s’efforçant d’éliminer de son propos toute trace de suspicion, répondit :
— Tu dois comprendre, seigneur Saponide, que par la nature même de la bénédiction de mon père, je n’ose quitter la piste ; car alors, instantanément, je deviendrais sujet à n’importe quelle malédiction qui, placée sur moi en chemin, pourrait guetter une telle occasion pour s’emparer de mon âme.
Le Saponide fit un geste compréhensif.
— Naturellement. Tu obéis à un sage principe. Permets-moi de te rassurer. Je ne désire que te conduire à une réception du Voyevode qui, déjà, se hâte vers la place pour accueillir un étranger du sud lointain.
Guyal s’inclina avec courtoisie, et ils repartirent le long de la route montante.
Cent pas, et la route s’aplanit, traversant un pré communal planté de petits arbres aux feuilles en forme de cœur de toutes les teintes de violet, de rouge, de vert et de noir.
Le Saponide se retourna vers Guyal.
— En qualité d’étranger, tu ne dois jamais poser le pied sur le terrain communal. C’est un de nos lieux sacrés, et la tradition impose une peine sévère pour l’intrusion et le sacrilège.
— Je tiendrai compte de ton avertissement, et j’obéirai respectueusement à votre loi.
Ils longèrent un sombre fourré ; poussant une hideuse clameur, une forme bestiale bondit, une créature aux yeux fixes et aux formidables mâchoires armées de crocs pointus. Le cheval de Guyal prit peur, fit un écart, bondit sur le pré sacré et piétina les feuilles bruissantes.
Plusieurs Saponides se précipitèrent, saisirent la bride, empoignèrent Guyal et le firent tomber de la selle.
— Holà ! cria-t-il. Que signifie cela ? Lâchez-moi !
Le Saponide qui lui avait servi de guide s’avança en secouant la tête d’un air de reproche.
— Vraiment ! Et moi qui viens juste de te révéler la gravité d’une telle offense !
— Mais le monstre a effrayé mon cheval ! protesta Guyal. Je ne suis en rien responsable de cette intrusion ; lâchez-moi, et allons à la réception.
— Je crains que les peines prescrites par la tradition ne doivent être imposées. Tes protestations, sans doute recevables à première vue, ne tiennent pas à l’examen. Par exemple, cette créature que tu appelles un monstre n’est qu’un animal domestique inoffensif. Deuxièmement, j’observe la bête que tu montes ; elle ne fait pas un mouvement, pas un tour sans une pression des rênes. Troisièmement, même si l’on acceptait ton postulat, tu avoues toi-même que tu es coupable en vertu de ta négligence et de ton omission. Tu aurais dû choisir une monture moins prompte à commettre un mouvement imprévisible, tu aurais dû envisager un incident comme celui-ci, et par conséquent mettre pied à terre et mener ton animal par la bride. En conséquence, seigneur Guyal, à mon grand déplaisir, je suis forcé de te juger coupable d’impertinence, d’impiété, de mépris et d’impudeur. Je dois, en ma qualité de Castellan et de Sergent-Lecteur de la Litanie responsable de la détention des malfaiteurs, ordonner que tu sois appréhendé, enfermé, incarcéré et gardé à vue jusqu’au moment où les peines seront prononcées.
— Tout cet incident est une duperie ! tempêta Guyal. Etes-vous donc des sauvages, pour maltraiter ainsi un voyageur solitaire ?
— En aucune façon, répliqua le Castellan. Nous sommes un peuple hautement civilisé, dont les coutumes remontent à un lointain passé. Puisque le passé était plus glorieux que le présent, nous serions bien présomptueux de discuter ses lois !
Guyal se calma.
— Et quelles sont les peines habituelles pour mon acte ?
Le Castellan fit un geste rassurant.
— La loi prévoit trois actes de pénitence, qui dans ton cas, j’en suis sûr, ne seront que de pure forme. Mais… les convenances doivent être respectées, et il est nécessaire de t’enfermer dans la Geôle des Félons. Emmenez-le, dit-il aux hommes qui maintenaient Guyal. Ne traversez ni piste ni chemin car alors votre force s’évanouirait, et il échapperait à la justice.
Guyal fut enfermé dans un cachot de pierre bien aéré mais pauvrement éclairé. Le sol était sec, aucun insecte n’y grouillait. Il n’avait pas été fouillé, et l’on n’avait pas retiré de sa ceinture sa Dague Scintillante. L’esprit envahi de soupçons, il s’allongea sur le lit de roseaux et, au bout d’un moment, s’endormit.
Une journée se passa ainsi. On lui apporta à boire et à manger ; et, enfin, le Castellan lui rendit visite.
— Tu as vraiment de la chance, dit-il, car, en tant que témoin, j’ai pu témoigner que ta faute est plutôt le fait de la négligence que de la malice. Les dernières peines infligées pour ce crime étaient strictes ; le félon devait accomplir les trois actes suivants : d’abord, couper ses orteils et les coudre à la peau de son cou ; deuxièmement, injurier ses ancêtres pendant trois heures, en commençant par la Liste Commune d’Anathème, y compris la démence feinte et la maladie héréditaire pour finir par profaner d’ordure le seuil de son clan ; troisièmement, marcher une demi-lieue sous le lac avec des chaussures de plomb à la recherche du Livre Perdu de Kells.
Le Castellan considéra son prisonnier d’un air satisfait.
— Quels actes dois-je accomplir ? demanda sèchement Guyal.
Le Saponide joignit délicatement le bout de ses doigts.
— Comme je l’ai dit, les pénitences ne seront que de pure forme, par décret du Voyevode. Tout d’abord, tu dois jurer de ne jamais répéter ton crime.
— Je le fais de grand cœur, assura Guyal.
— Deuxièmement, reprit le Castellan avec un léger sourire, tu devras être juré au Grand Concours de Vénusté des jeunes filles du village et désigner celle que tu trouves la plus belle.
— Cela ne me paraît pas une tâche bien ardue, commenta Guyal. Pourquoi me l’impose-t-on ?
Le Castellan regarda vaguement le plafond.
— Il y a un certain nombre d’éléments qui interviennent dans ce concours… Toutes les personnes de la ville ont des parents parmi les participantes, une fille, une sœur, une nièce, et ne peuvent être entièrement objectives. On ne pourra t’accuser de favoritisme, donc tu es idéal pour cette importante mission.
Guyal crut entendre un accent de sincérité dans la voix du Saponide ; malgré tout, il se demanda pourquoi le choix de la plus jolie fille de la ville prenait une telle importance.
— Et troisièmement ?
— Cela te sera révélé après le concours, qui a lieu cet après-midi.
Le Saponide quitta la cellule.
Guyal, qui n’était pas dépourvu de vanité, passa plusieurs heures à réparer, sur lui-même et dans sa mise, les ravages du voyage. Il se baigna, se coiffa, se rasa et, quand le Castellan vint ouvrir sa porte, il se sentait tout à fait présentable.
On le conduisit sur la route et on lui indiqua la colline et le sommet de la ville en terrasses de Saponce. Se tournant vers le Castellan, il s’étonna.
— Comment se fait-il qu’on me permette de fouler de nouveau la piste ? Tu dois savoir qu’à présent je suis à l’abri de toute agression…
— C’est vrai. Mais tu gagnerais peu en insistant sur ton immunité temporaire. Un peu plus haut, la route franchit un pont, que nous pourrions détruire ; par-derrière, il nous suffit d’ouvrir le barrage du torrent de Peilvemchal ; alors, si tu tentais de marcher le long de la piste tu serais emporté et deviendrais vulnérable. Non, seigneur Guyal de Sfere, une fois que le secret de ton immunité serait connu, tu risquerais bien des stratagèmes. On pourrait, par exemple, ériger un grand mur en travers du chemin, devant et derrière toi. Sans aucun doute le sortilège te préserverait de la faim et de la soif, mais alors ?
« Tu devrais rester là jusqu’à ce que le soleil s’éteigne.
Guyal ne dit mot. Sur le lac, il remarqua trois des bateaux en croissant qui approchaient de la jetée, la proue et la poupe se balançant avec grâce sur les vagues légères. Le vide dans son esprit se manifesta.
— Pourquoi les bateaux sont-ils construits de cette manière ?
Le Castellan le regarda avec étonnement.
— C’est la seule méthode pratique. Les oé-podes ne poussent-ils pas ainsi dans le sud ?
— Je n’ai jamais vu d’oé-podes.
— Ce sont les fruits d’une grande vigne, qui poussent en forme de cimeterre. Quand ils sont assez grands, nous les cueillons et les nettoyons, nous fendons le bord interne, nous les attachons bout à bout avec du fil solide et serrons jusqu’à ce que la gousse s’ouvre comme il convient. Puis quand elles sont traitées, séchées, vernies, sculptées, brunies et laquées, équipées d’un pont, de bancs et de tolets, nous avons nos bateaux.
Ils arrivèrent sur la place, bordée sur trois côtés par de hautes maisons de bois sculpté. Le quatrième côté était ouvert sur le panorama du lac et des montagnes. Des arbres ombrageaient la place et le soleil brillant entre les feuilles traçait des motifs sur le sable.
À la surprise de Guyal, il ne semblait pas devoir y avoir de préliminaires ou de formalités pour le concours, et les habitants de la ville manifestaient peu de joie. Ils semblaient plutôt accablés, et le considéraient sans enthousiasme.
Une centaine de jeunes filles étaient réunies tristement au centre de la place. Guyal trouva qu’elles ne s’étaient guère donné de mal pour parer leur beauté. Au contraire, elles portaient des loques informes, leurs cheveux semblaient volontairement décoiffés, leurs visages sales et maussades.
Guyal les examina et se tourna vers son guide.
— Ces filles ne semblent guère apprécier les ornements de la vénusté.
Le Castellan hocha la tête.
— Comme tu le vois, elles ne sont nullement avides de distinction ; la modestie a toujours été une vertu saponide.
Guyal hésita.
— Quel est le protocole ? Je ne désire pas violer dans mon ignorance une autre de vos chartes cabalistiques.
— Il n’y a pas de formalités. Nous organisons ces concours avec le moins de cérémonie et de la manière la plus expéditive possible. Il te suffit de passer parmi ces jeunesses et de désigner celle qui te paraît la plus séduisante.
Guyal s’avança, se sentant plus qu’un peu ridicule. Puis il songea que c’était une pénitence, pour avoir enfreint une absurde tradition ; il ne lui restait qu’à s’acquitter de sa tâche avec diligence et à se débarrasser au plus vite de cette obligation.
Il s’arrêta devant les cent filles qui le regardaient avec angoisse et hostilité, et s’aperçut que la chose n’allait pas être facile ; dans l’ensemble, elles étaient toutes charmantes, d’une beauté que ne pouvaient dissimuler les grimaces, la saleté et les loques.
— Mettez-vous en rang, s’il vous plaît, dit-il. Ainsi personne ne sera à son désavantage.
De mauvaise grâce, les filles s’alignèrent.
Guyal examina le groupe. Il vit tout de suite celles qu’il pouvait éliminer, les maigres, les obèses, les trapues, les grêlées… environ un quart. Il déclara d’une voix suave :
— Jamais il ne m’a été donné de voir tant de séduction. Par ma foi, chacune de vous mérite le prix. Ma tâche va être difficile. Je dois soupeser d’infimes impondérables ; à la fin, mon choix se fondera inévitablement sur la subjectivité, et celles qui sont d’un charme réel devront être les premières à se retirer de la compétition. Celles que j’indiquerai pourront partir.
Guyal avança, passa devant la rangée, fit un geste, et la plus laide se hâta de rejoindre les badauds avec un soulagement évident.
Une deuxième fois, Guyal passa l’inspection et maintenant, quelque peu familiarisé avec celles qu’il devait juger, il put renvoyer celles qui, sans être vraiment laides, étaient simplement moins jolies.
Il restait à présent environ un tiers des filles. Elles regardaient Guyal avec plus ou moins d’appréhension et de mauvaise humeur tandis qu’il les examinait à tour de rôle… Tout à coup, sa décision fut prise, son choix arrêté. Les filles durent sentir ce changement en lui et, dans leur tension et leur anxiété, elles renoncèrent aux expressions maussades qu’elles avaient adoptées.
Guyal passa une dernière fois devant elles. Non, il avait bien choisi. C’était là des filles aussi ravissantes que les sens pouvaient le désirer, des filles aux yeux d’opale, aux traits de jacinthe, des filles aussi souples que des roseaux, aux cheveux fins et soyeux malgré la poussière dont elles semblaient s’être couvertes.
Celle que Guyal avait distinguée était plus menue que les autres et possédait une beauté qui ne sautait pas immédiatement aux yeux. Elle avait un petit visage triangulaire, d’immenses yeux nostalgiques et d’épais cheveux noirs mal coupés au-dessus des oreilles. Sa peau était d’une pâleur translucide, comme l’ivoire le plus délicat, son corps svelte et gracieux, d’un magnétisme incomparable. Elle parut deviner sa décision, et ses yeux s’agrandirent encore.
Guyal la prit par la main et la conduisit vers le Voyevode, un vieillard assis dans un lourd fauteuil.
— Voici celle que je trouve la plus ravissante parmi les filles de ta ville.
Un silence tomba sur la place. Puis un cri rauque se fit entendre, une plainte lugubre, venant du Castellan et Sergent-Lecteur. Il s’approcha d’un pas traînant, le dos voûté, les traits affligés.
— Guyal de Sfere, tu tires une grande vengeance de moi pour t’avoir dupé. C’est ma fille bien-aimée, Shierl, que tu as désignée pour son malheur.
Stupéfait, Guyal regarda le Castellan, puis Shierl dans les yeux de laquelle il voyait maintenant une terrible douleur.
— Je n’ai cherché qu’à me montrer parfaitement objectif, dit-il au Castellan. Pour moi, ta fille Shierl est une des plus merveilleuses créatures qu’il m’ait été donné de connaître ; je ne puis comprendre en quoi j’ai mal agi.
— Non, Guyal, tu as choisi en toute justice, car tel est bien mon propre sentiment.
— Eh bien, alors, révèle-moi maintenant ma troisième tâche, que je puisse en finir et poursuivre mon pèlerinage.
— À trois lieues au nord, dit le Castellan, se trouvent les ruines qui, selon la tradition, seraient l’antique Musée de l’Homme.
— Ah ! s’exclama Guyal. Poursuis, je t’écoute.
— Tu dois, comme troisième pénitence, conduire ma fille Shierl au Musée de l’Homme. Au portail, tu frapperas sur un gong de bronze et annonceras à quiconque te répondra : « Nous sommes ceux qui sont convoqués de Saponce. »
Guyal sursauta et fronça les sourcils.
— Comment cela ? Nous ?
— Telle est ta pénitence, répliqua Guyal d’une voix de tonnerre.
Guyal regarda à droite, à gauche, de tous côtés. Mais il était au centre de la place, entouré des solides hommes de Saponce.
— Quand dois-je accomplir cette pénitence ? demanda-t-il en maîtrisant sa voix.
Le Castellan répondit avec une grande amertume :
— En ce moment même Shierl va s’habiller de jaune. Dans une heure elle apparaîtra, dans une heure vous partirez pour le Musée de l’Homme.
— Et… alors ?
— Alors… pour le bien ou pour le mal, nul ne le sait. Tu pars comme treize mille sont partis avant toi.
Indigné, la bouche pincée, Guyal descendait de la place, plus bas, toujours plus bas le long des rues ombragées de Saponce, le cœur lourd d’angoisse et la poitrine crispée. Le rite évoquait de déplaisantes implications : exécution ou sacrifice. Le pied lui manqua.
Le Castellan lui saisit le coude d’une main dure.
— En avant.
Exécution ou sacrifice… Les visages, au long de la rue, exprimaient la curiosité morbide, l’excitation ; des yeux brillants le dévisageaient pour savourer sa peur et son horreur, des bouches molles souriaient à demi de la joie réprimée de ne pas être celui qui marchait le long des rues verdoyantes, celui qui allait partir pour le Musée de l’Homme.
L’éminence, avec ses grands arbres et ses sombres maisons sculptées, était maintenant derrière Guyal ; ils descendirent dans le soleil rutilant de la toundra. Là quatre-vingts femmes en chlamydes blanches attendaient, portant sur la tête des corbeilles rituelles en paille tressée ; elles entouraient une haute tente de soie jaune.
Le Castellan arrêta Guyal et fit un signe à la Matrone des Rites. Elle écarta la draperie à l’entrée de la tente ; Shierl en sortit lentement, ses yeux immenses assombris par la peur.
Elle portait une longue robe raide en brocart jaune qui semblait emprisonner son corps svelte. La robe montait jusqu’à son menton, laissant les bras nus, et s’élevait derrière sa tête en collerette pointue et rigide. La jeune fille était terrifiée, comme peut l’être un petit animal pris au piège ; elle regarda Guyal puis son père comme si elle ne les avait jamais vus.
La Matrone des Rites posa une main affectueuse sur sa taille et la poussa en avant. Shierl fit un pas, deux, s’arrêta, indécise. Le Castellan fit avancer Guyal et le plaça à côté de sa fille ; puis deux enfants, un garçon et une fille, apportèrent des coupes qu’ils offrirent à Guyal et à Shierl. Elle accepta la sienne sans mot dire. Guyal prit l’autre et considéra avec méfiance le breuvage opaque. Il leva les yeux vers le Castellan.
— Quelle est cette potion ?
— Bois. Ainsi ta route paraîtra plus courte ; et, aussi, tu laisseras la terreur derrière toi et marcheras vers le Musée d’un pas plus assuré.
— Non, déclara Guyal, je ne boirai pas. Mes sens doivent m’appartenir quand je rencontrerai le Conservateur. Je suis venu de loin pour avoir ce privilège ; je ne veux pas souiller cette occasion en trébuchant et en chancelant.
Et il rendit la coupe au petit garçon. Shierl regardait la sienne d’un air morne. Guyal lui dit :
— Je te conseille de renoncer de même à la drogue ; ainsi nous arriverons au Musée de l’Homme avec toute notre dignité.
D’un geste hésitant, elle rendit le breuvage. Le front du Castellan s’assombrit mais il ne protesta pas.
Un vieillard vêtu de noir apporta un coussin de satin sur lequel était posé un fouet au manche d’acier sculpté. Le Castellan prit ce fouet et, s’avançant, il en donna trois coups légers sur les épaules de Shierl et de Guyal.
— Maintenant je vous l’ordonne, allez et quittez Saponce d’où vous êtes bannis à jamais ; vous êtes tous deux abandonnés. Cherchez du secours au Musée de l’Homme. Je vous ordonne de ne jamais vous retourner, d’abandonner toutes vos pensées du passé et de l’avenir ici au Jardin du Nord. Maintenant et à jamais vous êtes coupés de tous liens, amitiés et parentés, de toutes prétentions à l’amitié, à l’amour et à la fraternité des Saponides de Saponce. Allez, je vous le commande, allez, je vous l’ordonne. Allez, allez, allez.
Shierl se mordit la lèvre ; des larmes ruisselèrent en silence sur ses joues. Tête basse, elle partit sur le lichen de la toundra, et Guyal, à grandes enjambées, la rejoignit.
Il n’y avait plus de retour en arrière, à présent. Pendant un moment les murmures, les sons nerveux les suivirent, puis ils furent seuls dans la plaine. Le nord infini s’étendait sur l’horizon. La toundra occupait le premier et l’arrière-plan, désolée, moribonde, sinistre. Solitaires dans ce paysage, les ruines blanches de l’antique Musée de l’Homme se dressaient à une lieue devant eux, et ils marchèrent sans se parler sur la piste presque invisible.
Enfin, Guyal se hasarda à murmurer :
— Il y a beaucoup de choses que je voudrais comprendre.
— Parle, murmura Shierl…
— Pourquoi sommes-nous contraints et forcés d’accomplir cette mission ?
— Parce qu’il en a toujours été ainsi. N’est-ce pas une raison suffisante ?
— Suffisante pour toi, peut-être, mais pour moi cette raison n’a rien de convaincant. Je dois t’avertir du vide dans mon esprit, qui a soif de connaissances comme un homme lubrique est affamé de plaisirs charnels ; alors, je t’en prie, sois patiente si mon inquisition te paraît inutilement approfondie.
Elle le dévisagea avec stupéfaction.
— Est-ce que tous ceux du sud sont aussi assoiffés de connaissances que toi ?